Se construire une planche à la fois
Reportage sur l’entreprise d’insertion : Le Boulot vers
Par Raphaël Scali | 11 août 2021
On remarque d’emblée une fine couche de sciure jaunâtre ainsi qu’une odeur boisée en entrant dans l’impressionnant atelier du Boulot vers. Il faut dire que cette entreprise d’insertion socioprofessionnelle, située en plein cœur du quartier Hochelaga-Maisonneuve, fabrique des meubles à temps plein. Depuis 38 ans, cet organisme est un véritable tremplin pour les jeunes souhaitant se réorienter ou réintégrer le marché du travail. Sans son équipe dévouée, il va de soi que plusieurs jeunes de Montréal seraient toujours en situation de précarité. Nous sommes allé.e.s découvrir cette entreprise étonnante où l’on y apprend, certes, le travail du bois, mais surtout à se bâtir un avenir.
Un boulot qui inspire
En plein mois d’août, malgré la chaleur prenante et l’humidité ambiante, l’équipe du Boulot vers s’affaire à terminer les tâches de la journée. Il est 16 heures, et les derniers coups de balai sont donnés avant de fermer l’atelier d’ébénisterie. Les jeunes pourront enlever leurs lunettes de sécurité et rentrer chez eux la tête haute. Une nouvelle journée attend ces travailleurs qui, en l’espace de quelques mois, apprendront non seulement à construire des meubles, mais également à guérir d’anciennes blessures.
Le responsable de l’intervention, Simon Bolduc, nous montre fièrement une base de lit conçue ici ; elle sera livrée prochainement dans un centre jeunesse de la région. « Une fabrication de ce genre permet de fournir des centres ayant déjà hébergé dans le passé certains jeunes de l’équipe », explique-t-il. On comprend très vite que travailler dans cet atelier, c’est aussi une façon de redonner à la communauté.
L’organisme compte donc une vingtaine de stagiaires âgés de 16 à 25 ans qui ne sont pas intégrés de façon stable sur le marché de l’emploi. L’intervenant poursuit avec passion : « Notre rôle, c’est vraiment d’accueillir ces jeunes-là et de faire en sorte qu’on travaille leurs compétences socioprofessionnelles. C’est volontaire ici. L’ébénisterie est un prétexte ! La majorité des jeunes ne finissent pas forcément ébénistes… Certains peut-être feront par la suite un autre métier manuel, d’autres iront étudier en philo. L’objectif est de permettre un moment dans leur vie pour reprendre du contrôle, corriger les erreurs du passé et se projeter dans l’avenir. »
Tout le long du stage, d’une durée d’environ six mois, chaque jeune sera rémunéré, mais devra se trouver des objectifs précis afin de réaliser un travail sur soi. L’entreprise recrute quelques commis de bureau, mais essentiellement des apprentis ébénistes — autant des filles que des garçons, ainsi que plusieurs personnes trans ou non binaires. Les jeunes au Boulot vers sont suivis et encadrés par une équipe spécialisée d’intervenant.e.s, de contremaîtres et d’enseignant.e.s. Puisque la plupart n’ont pas terminé leur secondaire, des cours de français et de mathématiques sont obligatoires, ce qui leur permet par la suite d’être éligibles à une formation professionnelle. Il y a même un kinésiologue qui passe deux fois par semaine pour donner des cours de sport.
Les places étant limitées, quel est exactement le profil recherché par l’entreprise de réinsertion ? « Il faut que le jeune soit stable au logement », répond sans hésiter Simon Bolduc. « On ne peut pas accueillir un jeune qui est dans la rue ou qui fait du couchsurfing. Il y a trop de facteurs de risques qui peuvent les mettre en échec. C’est toujours ça qu’on évalue dans nos critères d’évaluation. Si le jeune n’est pas prêt, on va le référer à un autre programme de pré- employabilité. »
« Les jeunes qui arrivent ici ont parfois des discours haineux sans le vouloir, ou bien ils ont un vocabulaire qui est violent et ne s’en rendent pas compte. Notre objectif est de désamorcer ce genre de discours et de travailler avec les jeunes. Ce n’est pas une rencontre de cinq minutes qui va faire en sorte que tout sera réglé pour le jeune. L’important est de faire un suivi. »
Simon Bolduc, responsable de l’intervention au Boulot vers.
Un passé en dents de scie
Ainsi, ce sont des gens comme Gauvain qu’on embauche au Boulot vers. À 21 ans, ce jeune Montréalais a décidé de cogner à la porte de l’organisme après avoir vécu récemment des moments empreints d’impulsivité, d’isolement et de surconsommation, explique-t-il de manière très franche.
« Avant, je travaillais de nuit, la fin de semaine, dans un dépanneur. Je passais donc la semaine chez nous à ne rien faire et à dormir toute la journée. La paye n’était même pas bonne. En plus, il y avait le couvre-feu… J’étais tout seul, tout le temps. Je jouais aux jeux vidéo et je consommais un peu trop », reconnaît-il. Le plus dur pour lui était d’entretenir ses relations sociales. « Je n’étais pas apte socialement à être une bonne personne […] à cause d’un vécu… qui… qui a eu des accrochages », dit-il en soupirant.
« La haine, c’est un obstacle. Ça nourrit les énergies négatives, les mauvaises pensées et la mauvaise volonté. J’en ai trop ressenti… Avec mon impulsivité, ça ne faisait pas un bon mélange. Ça m’a tellement fait perdre de travail. »
Gauvain, 21 ans, stagiaire au Boulot vers
Puis, un jour, les choses ont changé pour Gauvain. Plus précisément, lorsque la mère de sa petite amie lui a montré une offre d’emploi stimulante correspondant exactement à ses besoins. « J’avais une situation assez instable avec mes parents, donc on a dû mettre fin à la cohabitation […] et les parents de ma copine m’ont accueilli. Après un moment, je voulais avoir un emploi plus motivant, mais je ne savais pas où aller. Tout seul, je n’y arrivais pas. C’est la mère de ma copine qui a vu l’annonce sur le site d’Emploi-Québec. »
Il se trouve que cette offre lui a permis de se découvrir une nouvelle passion. En effet, depuis maintenant deux mois, Gauvain fait partie de l’équipe du Boulot vers et se reprend en main. Cela lui convient plutôt bien puisque sa copine — qu’il considère d’ailleurs comme étant sa plus grande confidente — travaille également dans le domaine de l’ébénisterie. Les deux amoureux ont dorénavant une passion commune et des projets.
Notons que Gauvain profite également de son passage à l’organisme pour compléter certains cours du secondaire. Une façon de faire d’une pierre deux coups, admet-il. Un autre avantage, c’est qu’au Boulot vers, « on va te laisser le temps d’apprendre », ajoute-t-il. « Ça, c’est un truc que j’adore. Ici, on te montre, on t’apprend. On ne va pas [t’énerver] parce que tu as de la misère, ou que tu ne comprends pas. »
Et sur le plan personnel, qu’a-t-il appris ? « Je me fais de bonnes habitudes de vie. Je travaille mon impulsivité et j’apprends à ne pas m’acharner. Je prends maintenant les choses comme elles sont ; même pas une journée à la fois, mais une heure à la fois. Et je reprends mon sommeil ! Wow, je découvre que j’aime ça le sommeil », raconte-t-il, en riant avec entrain.
Ce qui est le plus marquant chez Gauvain, outre sa taille imposante, c’est son inébranlable résilience et sa sagesse – très impressionnante pour son âge. Plus on apprend à le connaître, et plus son sens de la répartie force l’admiration.
Sans oublier les lundis
Toutefois, les premières semaines de stage de Gauvain n’ont pas été toutes roses. Comme le mentionne le responsable de l’intervention, Simon Bolduc : « Son stage au début a été plus difficile et on a failli l’arrêter. » Il faut comprendre qu’au Boulot vers, si on veut travailler le bois, la gueule de bois, elle, n’est pas une option.
D’ailleurs ici, lorsque les stagiaires se trouvent des excuses pour ne pas se présenter un lundi, on utilise un terme bien spécifique : « les lundites ». Car même si le manque de motivation peut apparaître suite au week-end, les jeunes se doivent d’être présents et de développer une rigueur s’ils veulent terminer leur formation. Dans le cas de Gauvain, il avait été « diagnostiqué », en blaguant, d’une « lundite aiguë ».
« Je n’étais pas capable les lundis. C’était au début, j’avais encore mes mauvaises habitudes. Je passais mes fins de semaine à me péter la face. Après plusieurs fois, je me suis dit ‘‘arrête’’. Je ne voulais pas perdre [cette] job… je ne voulais pas encore me retrouver à terre. » Il a vite compris le message et perdu ses mauvaises habitudes du week-end. Gauvain n’a plus raté un seul lundi depuis.
Pour sa part, l’intervenant nous explique qu’il en a vu de toutes les couleurs au cours de sa carrière. Ce n’est malheureusement pas tous les stagiaires qui parviennent à compléter leur stage. Des excuses telles que : « Mon chien a mangé mon devoir », il en a entendu abondamment et sous toutes les formes. Une partie de son travail consiste également de gérer certaines crises de nerfs, dit-il.
Vers un avenir plus vert
Malgré les obstacles vécus, Gauvain semble enchanté par son parcours jusqu’ici et regarde vers l’avenir. « On m’a donné plusieurs chances dans ma vie et j’en suis conscient. Mais celle-là je ne veux pas la jeter, c’est la dernière que je prends », avoue-t-il avec émotion.
Simon est également très fier des stagiaires : « Du début à la fin, l’équipe les accompagne dans leur cheminement ici. Je vois l’évolution. C’est tellement ça, ma paye. Ça fait deux mois que Gauvain est là et j’aurais aimé ça avoir une vidéo de lui il y a deux mois. Les changements sont vraiment notables et tangibles ! »
À propos du changement, il avoue au passage que réinsérer les jeunes dans la société est « une forme de développement durable ». L’entreprise a d’ailleurs instauré certaines mesures environnementales récemment : récupération de retailles de bois, réseautage avec d’autres compagnies afin de limiter la perte de bois et tri des déchets alimentaires de la cafétéria. Un comité de développement durable, mené en très grande partie par certains jeunes de la compagnie, s’occupe de ces initiatives, explique Simon. Il affirme que cette astuce est une bonne façon d’initier les stagiaires à l’environnement, soulignant que l’écologie n’est pas seulement le fait de trier ses déchets.
Et quels sont exactement les plans d’avenir de Gauvain ? « Ne pas habiter à Montréal », répond-il tout bonnement. De cette façon, il pourrait se rapprocher d’une région plus boisée, de la nature, avoue-t-il. Un de ses rêves serait de poursuivre ses études et d’entrer dans un programme d’ébénisterie ou de menuiserie afin de travailler un jour avec sa copine. Les deux aimeraient avoir leur propre compagnie ainsi que leur lot boisé. Le stagiaire jongle aussi avec l’idée de poursuivre des études supérieures, soit en archéologie, en anthropologie ou en biologie marine. « Rester en contact avec la nature et beaucoup d’études, j’aimerais ça », ajoute-t-il.
Tel un arbre pouvant s’enraciner sur des dizaines, voire des centaines d’années, cet apprenti ébéniste a encore du temps devant lui pour atteindre sa plénitude. Il le dit si bien lui-même : « C’est souvent avec le temps qu’on va avoir le meilleur résultat ».
Autrement dit, il faut parfois laisser la nature suivre son cours. Et c’est ce qu’on souhaite à l’équipe du Boulot vers : de continuer leur mission pendant encore plusieurs générations d’arbres.
Pour plus d’informations sur Le Boulot vers, visitez le site Web : https://boulotvers.org/