Parler de la haine en musique

Entrevue avec Vivek Venkatesh
Par Camille Buffet
En arrivant sur le campus de l’Université Concordia, en cette après-midi du mois d’août, nous pouvions entendre les sons profonds du groupe Landscape of Hate résonner de long du boulevard Maisonneuve. Cette performance mise sur pied par sept artistes de l’image et du son explore notre façon d’aborder la haine. Vivek Venkatesh est guitariste durant la performance, co-créateur du projet, mais également professeur titulaire à la faculté des beaux-arts de Concordia et co-titulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents. Il nous invite à explorer son rapport à la haine, à la musique, et comment son travail allie ces ensembles dans l’objectif d’engager le dialogue.
La haine comme point de départ
Avant d’assister à la performance de Landscape of Hate, Vivek accueille l’équipe 404 au Centre d’études sur l’apprentissage et la performance (CEAP) dont la mission est de « faire progresser la recherche sur les processus d’enseignement et d’apprentissage et de développer de nouveaux outils et pratiques pédagogiques »[1].
C’est dans cet édifice chaleureux, niché derrière la rue Sainte-Catherine, qu’il nous raconte comment il en est venu à s’intéresser aux enjeux des discours haineux. « C’est une expérience très personnelle » livre-t-il, « j’ai perdu mon cousin dans un attentat terroriste quand j’étais très jeune et je ne savais pas comment réagir à tout ça ». Cette expérience du décès de son cousin à la suite de l’attentat à la bombe qui a explosé à bord du vol 182 d’Air India reliant Vancouver, Montréal et Londres, pousse Vivek à se rapprocher de l’écriture et de la poésie pour mieux comprendre ses émotions, et plus particulièrement la forte altérisation qui se construit à l’interne vis-à-vis des personnes qui ont commis cet acte terroriste.
L’altérisation, c’est quoi ?
L’altérisation est un processus par lequel on présente un groupe de personnes comme fondamentalement différentes, au point même de les considérer comme pas tout à fait humaines. Ce processus peut déclencher des réactions émotionnelles instinctives envers les membres de ce groupe. L’altérisation sert souvent à rabaisser et à isoler un groupe, ainsi qu’à rendre possible la discrimination, la violence ou la persécution à son égard.
Ce processus renvoie donc à la construction d’un groupe comme étant radicalement différent, à l’érection d’une frontière entre « Eux » et « Nous ».
Source : Musée de l’Holocauste Montréal, Le processus d’altérisation https://museeholocauste.ca/fr/ressources-et-formations/processus-alterisation/
Statisticien de formation, professeur dans un département des sciences de l’éducation, il ressent à l’époque « un vide » dans le travail qu’il effectuait. Il poursuit, « je le faisais assez bien, mais mon cœur n’était pas vraiment situé là-dedans ». C’est en s’informant régulièrement sur les politiques anti-terroristes mises en place par le Canada qu’il apprend l’existence du projet Kanishka, projet reprenant le nom de l’avion Air India touché par l’attentat. Cet investissement du Canada dans diverses initiatives, notamment dans la recherche, afin de mieux comprendre et de combattre efficacement le terrorisme, a été perçu comme une opportunité pour faire quelque chose de significatif. C’est avec l’envie de s’investir dans ce projet qu’il contacte la personne responsable du programme pour proposer une initiative qui diffère de l’aspect sécuritaire : il l’interroge en tant qu’universitaire, « est-ce que vous avez quelque chose en termes d’éducation, est-ce que vous songez à créer peut-être des portails ou des cursus ? Pour voir comment on peut décortiquer ce phénomène. ». C’est ainsi que Vivek co-fonde le projet SOMEONE (Social Media Education Every Day), un portail Web créé en 2016 incluant différents projets multimédias et pédagogiques dans l’objectif de « sensibiliser et créer des espaces de dialogue pluraliste et lutter contre la discrimination et la cyberhaine.[2] »
Une approche ancrée dans la pédagogie sociale
Vivek travaille aujourd’hui au CEAP en tant que co-directeur et chercheur, mais également en tant qu’artiste et chercheur-créateur. Sous le chapeau de l’universitaire, il co-publie avec son collègue Bradley Nelson en 2021 dans Le nouvel âge des extrêmes ? un article intitulé « Manifeste pour une pédagogie sociale par l’inclusivité réflexive ». Cet ouvrage regroupe la parole d’experts de diverses disciplines et diverses nationalités avec l’objectif d’aborder les phénomènes de radicalisation et d’extrémisme violent sous une pluralité de points de vue. On retrouve ce pluralisme dans l’ensemble de sa méthodologie quant à la construction d’espaces de dialogue féconds. Son travail académique se dirige notamment vers l’élaboration de stratégies pour prévenir et contrer les discours haineux.
Il explique qu’il est productif de pouvoir discuter des phénomènes qui nous entourent, d’avoir des débats tendus, sans nécessairement parler « des personnes qui incarnent ces phénomènes, qui les expriment ». Autrement, pour Vivek, nous tombons « très vite dans les attaques, la dégradation, la déshumanisation et on oublie de discuter le sujet qui est devant nous ». Lorsqu’en tant que professeur, il habite des espaces de classe, d’enseignement, il nous explique : « on essaye de créer des cadres pour avoir des discussions sur des sujets difficiles comme le racisme, le profilage, la réconciliation avec les personnes autochtones » avec une question fondamentale en toile de fond : « comment est-ce qu’on peut développer des cadres pour être plus humbles dans nos conversations, mais également être en désaccord sans nécessairement faire perdre la dignité de la personne avec qui on est en train de discuter ? ».
Dans son article, il poursuit : « Non seulement il faut être à l’écoute de ses opposant·e·s, mais surtout, il faut comprendre le raisonnement à l’origine des différences d’opinions[3] ». Pour le chercheur, il est important de comprendre la haine comme « une belle émotion », car « c’est une émotion humaine, ça nous rend humains ». Il poursuit en expliquant que c’est lorsque l’on essaye de garder cette émotion souterraine, de demander aux autres « d’enterrer leur haine », sans questionner pourquoi cette émotion existe en premier lieu, que cela devient problématique.
Afin d’avoir des dialogues constructifs et de pouvoir apprendre les uns des autres malgré les différences, le chercheur rappelle qu’il importe de cultiver notre capacité à ne pas avoir peur de commettre des erreurs basées sur la haine et d’accepter que les autres puissent en faire à partir de cette émotion.
« Non seulement il faut être à l’écoute de ses opposants, mais surtout, il faut comprendre le raisonnement à l’origine des différences d’opinions.»
Des projets musicaux comme espaces de dialogues
C’est à partir de telles réflexions qu’a été élaboré le projet SOMEONE, ou « éducation pour les médias sociaux au quotidien ». Ce portail multimédia a été mis en place dans le but d’explorer les effets nocifs des discours haineux, de bâtir une sensibilisation par rapport à ces derniers, mais également de créer des espaces de dialogues pluralistes. Ce projet, fondé par 5 personnes, dont Vivek, s’érige comme un cadre dans lequel s’incorpore une variété de projets provenant de différents horizons. Il nous explique : « Je pense qu’avec Project SOMEONE, on a réussi à créer un cadre interdisciplinaire dans lequel les personnes qui travaillent sur les projets ne sont pas nécessairement en accord sur comment on peut bâtir une société plus humaniste ». C’est dans le cadre de Project SOMEONE que naissent les projets créatifs et musicaux Landscape of Hate et Landscape of Hope.
Landscape of Hope
C’est après une performance de Landscape of Hate en Norvège, à Bergen, devant près de 5000 personnes que Landscape of Hope a vu le jour. À la suite de cette performance durant laquelle les artistes ont incorporé les contributions sonores des participants et participantes à un atelier de la Western Norway University of Applied Sciences, certaines questions telles que « que va-t-il se passer si on donne le contrôle et on amplifie la voix des personnes qui veulent décrire leurs propres narratives, soit de résilience, soit de rencontre avec la haine » ont subsisté.
Si Landscape of Hope est le projet artistique et créatif de Vivek et des autres membres, avec ce projet, « nous assistons à des spectacles créés par les communautés marginalisées ». Expérimenté durant la pandémie, c’est avec trois communautés de Montréal que le projet s’est développé. Pour ce faire, Vivek explique : « On amène nos équipements, on amène des ateliers de sensibilisation, on travaille avec des coordonnateurs et des mobilisateurs de connaissances dans les communautés. Alors souvent, on est vraiment en arrière-plan. Par exemple, pour Landscape of Hope, je deviens technicien. Je les aide à enregistrer leurs paroles, je suis là pour faire le mixage du son ou l’installation des projecteurs. »
Le projet cherche donc à créer des performances et des installations numériques avec l’objectif de décrire les expériences des participants et participantes concernant la haine, la discrimination ou l’intimidation en ligne. Landscape of Hope vient apporter aux communautés des connaissances numériques et susciter des réflexions sur son rapport à la haine.
L’art dystopique
Landscape of Hate, c’est aujourd’hui le projet sur lequel Vivek souhaite s’investir davantage. Il nous explique : « j’ai plusieurs projets, je suis choyé, on est choyé ici au CEAP et avec le Projet SOMEONE. Mais je veux me consacrer à la création avec Landscape of Hate, j’ai beaucoup délaissé ma pratique artistique. C’est un peu égoïste, mais je me permets. »
Pessimiste de nature, Vivek décrit sa pratique artistique comme dystopique : « la façon dont je crée est très, très sombre ». Cet aspect dystopique, qu’on retrouve largement dans Landscape of Hate, s’est développé au contact de la musique quand il était plus jeune : « Quand j’étais jeune, j’écoutais une grande variété de musique. Une des choses qui m’a aidé à sortir de cette torpeur avec la mort de mon cousin, c’était la musique métal, métal extrême. Puis, j’ai commencé à créer ma propre musique, qui est complètement ambiante, comme la musique de film. Il n’y a aucun lien avec la musique métal sauf peut-être que la musique est assez dystopique. »
Il y a quelques années, avant de créer Landscape of Hate, il a développé un projet de recherche intitulé « L’aspect théâtral du discours haineux »,qui examine « la manière dont un discours haineux est produit, diffusé et assimilé dans le contexte du genre musical métal extrême. » Cette recherche est née avec l’intention de créer des cadres de discussions autour des cultures musicales souterraines, incluant les membres des scènes de musique métal, mais aussi techno, synthwave, darkwave, darkpop. Puisque le genre musical métal n’est pas considéré comme underground, le projet focalise surtout sur l’extreme metal, le death metal et le black metal, ces sous-branches musicales qui abordent les thèmes de la destruction, du suicide, de l’automutilation. De nombreuses questions sont abordées au cœur de cette recherche, telles que les limites d’expression d’un art misanthrope, le rôle de la religion, ou encore l’art peut-il être dissocié de son créateur. C’est cet ensemble de réflexions gravitant autour de la théorie de la consommation dystopique sombre qui inspire Vivek pour ses propres créations. C’est ainsi que son premier groupe de musique Landcsape of Hate est né.
Définir la misanthropie
Le misanthrope, selon ses racines grecques, est « celui qui hait les hommes ». Définie en termes contemporains, la misanthropie se caractérise tantôt comme un « caractère sombre, difficile, peu sociable, de quelqu’un qui fuit la société [4]», tantôt comme une « haine du genre humain [5]». Elle s’oppose à la philanthropie.
Platon serait le premier à avoir écrit sur la misanthropie à l’époque de la Grèce antique. Pour le philosophe, le misanthrope fait l’erreur de considérer ses généralisations hâtives comme des vérités absolues, et donc de se satisfaire d’une définition de l’objet haï qui soit erronée, bien que conforme à certains présupposés acquis à partir de quelques désillusions notables.
Source : « Délibérer avec un misanthrope ? : la misanthropie face à l’éthique de la discussion de Jürgen Habermas », Frédérik Pesenti, 2012.
Landscape of Hate
Landscape of Hate est donc le projet « entièrement créatif » de Vivek et de son co-créateur Owen Chapman. Ce groupe de musique, qui allie le son à la performance visuelle et immersive, a été créé « comme une réflexion de la haine à la société », nous précise-t-il. « Nos concerts sont typiquement improvisés, et c’est one-of-a-kind, quand on assiste à un spectacle de Landscape of Hate, on ne peut pas reproduire ce même spectacle d’un moment à un autre. » On comprend très bien cela lorsqu’on assiste à une des performances du groupe donnée fin août 2022 au 4e Espace de l’Université Concordia. La salle contenant l’ensemble des musicien·ne·s et les installations s’ouvre directement sur la rue, la musique nous embarque et invite à venir découvrir l’ensemble des messages, des photos de presse, des projections vidéo qui suscitent de nombreuses réflexions sur la haine dans notre société. Même si les sujets abordés sont à la fois lourds et violents, l’interprétation est laissée à la discrétion du spectateur. Vivek nous explique : « nous créons des médias, soit des images soit des paroles, nous menons des entrevues avec le public et puis comme artistes sonores, on développe nos propres cadres musicaux dans lesquels nous voulons exprimer et refléter cette haine dans la société ». Ainsi, les bruits de découpeuse à papier viennent rythmer ceux de la musique produite en direct, la musique ambiante produite en live. À cela s’ajoutent les sons de guitare et les textes que l’artiste Jessie Beier écrit dans l’instant. Il s’agit d’une forme de poésie destinée à la performance qu’on appelle le spoken word. Sur le genre musical, Vivek nous dit : « ça a commencé très dans le genre de noize, bruit, electronic noize et ça a continué comme ça pour quelques années », « aujourd’hui on est devenus beaucoup plus calmes, beaucoup plus sombres aussi, mais on joue un peu plus avec l’espace vide, avec les dynamiques dans les chansons. »
« Nos concerts sont typiquement improvisés, et c’est one-of-a-kind, quand on assiste à un spectacle de Landscape of Hate, on ne peut pas reproduire ce même spectacle d’un moment à un autre.»
Pour mieux découvrir et suivre les productions de Landscape of Hate, vous pouvez vous rendre sur https://projectsomeone.ca/fr/landscapeofhate, où se trouvent différentes captations vidéos des performances, des vidéos explicatives plus poussées ainsi que des nouvelles concernant les futurs évènements !
La parole à travers les arts
Les performances et ateliers mis en place par Vivek et ses collègues viennent sans aucun doute nous aider à comprendre le pouvoir de la rhétorique de la violence, la place qu’elle occupe dans la société et comment nous pouvons en discuter de façon constructive. Là-dessus, il nous confie ses propres interrogations, qu’on retrouve également dans son travail : « est-ce qu’on se donne assez de temps pour réfléchir avant de prononcer soi-même des conclusions ? Ou de prononcer notre opinion sur un sujet ? Et puis, est-ce que la ou les personnes avec qui je suis en conversation sont prêtes à être surprises ou sont prêtes à être en désaccord avec moi ? ».
Confiant que nous avons tous une influence avec notre parole, Vivek soutient qu’il est important de rester humble en pensant notre cercle d’influence comme relativement petit pour pouvoir aller de l’avant. « Un peu d’humilité, il nous manque ça ».
[1] https://www.concordia.ca/research/apprentissage-performance.html
[2] https://projectsomeone.ca/fr/about
[3] Citation page
[4] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/misanthropie/51747
[5] https://usito.usherbrooke.ca/d%C3%A9finitions/misanthropie