S’attaquer aux racines de la haine
Entrevue avec David Morin
Par Khaoula El Khalil | 17 août 2021
« Si la haine est un tsunami, une tempête, on peut construire une digue pour contenir les eaux. On doit faire en sorte que le discours haineux reste persona non grata dans notre société et, à mon avis, il n’y a rien de pire que la désensibilisation au discours haineux », a prononcé David Morin lors de notre entrevue pour le Magazine 404. Soucieux face à la montée de discours haineux, il a appelé tous les pans de la société à se mobiliser pour enrayer ce fléau. Nous ne pouvions aborder la haine sans avoir son point de vue et bénéficier de l’expertise de cette sommité du milieu universitaire au Québec. Monsieur Morin porte plusieurs chapeaux dans le domaine de la prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent : il est professeur titulaire à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, cotitulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents (UNESCO-PREV), pour ne citer que quelques-unes de ses fonctions.
« La haine est l’affaire de tout le monde, pas seulement des personnes victimes de discours haineux ni des pouvoirs publics »
Concernant votre parcours, comment en êtes-vous venu à vous intéresser au terrorisme civil et international, à l’extrémisme, à la radicalisation et à la haine ?
Cela fait presque 25 ans que je travaille sur les enjeux de sécurité. En 2000, j’ai obtenu mon DEA de Relations et Sécurité internationales, Systèmes militaires, à l’Institut d’études politiques de Toulouse. Par la suite, j’ai rejoint l’armée où j’ai été déployé en ex-Yougoslavie et c’est là que je me suis intéressé à l’extrémisme violent et au terrorisme. Depuis le milieu des années 2010, la prégnance des attentats sur les territoires occidentaux a engendré un intérêt marqué pour les questions d’extrémisme violent et de radicalisation, que ce soit au Québec, au Canada, et évidemment, en Europe.
En mars dernier, vous avez publié un ouvrage intitulé « Le Nouvel âge des extrêmes ? : les démocraties libérales, la radicalisation et l’extrémisme violent », codirigé avec Sami Aoun et dans lequel une quarantaine de chercheur.e.s et de spécialistes proposent une analyse multidisciplinaire ainsi que des clés pour comprendre le phénomène de l’extrémisme violent en Occident. Pourquoi avoir choisi cette approche multidisciplinaire pour comprendre le phénomène, et pourquoi n’avoir pas imposé de définition dans l’ouvrage ?
La grande question que ce livre cherche à explorer est : « Est-ce qu’on assiste à une montée de l’extrémisme violent en Occident au cours des 20 dernières années ? » Et si oui, d’essayer d’en explorer les causes. Je pense qu’on ne peut pascomprendre la radicalisation et l’extrémisme violent sans recourir à toutes sortes de disciplines qui éclairent certains aspects de ces processus. On a besoin de psychologues, de psychiatres, de sociologues, de politologues, de juristes, mais aussi, de philosophes, etc. pour penser la question de l’extrémisme violent et son intrusion dans les sociétés occidentales. Dans cet ouvrage, on a essayé d’inviter tous ces gens-là à réfléchir sur cette question à travers leur champ disciplinaire, mais également leur contexte national et social. Malheureusement, au cours des dernières décennies, le terrorisme et l’extrémisme violent ont beaucoup été associés à l’islamisme. Ce qui nous intéressait, c’était d’aborder d’autres formes d’extrémisme violent. D’ailleurs, on parle beaucoup, dans l’ouvrage, du nationalisme indépendantiste de l’« Euskadi ta Askatasuna » (ETA). L’idée étant de réfléchir à l’apport des disciplines aux causes, aux situations nationales et aux solutions, nous avons finalement décidé de ne pas imposer de définition.
L’ETA est l’acronyme de « Euskadi ta Askatasuna » qui signifie « Pays basque et liberté ». Fondé en 1959, l’ETA est une organisation qui a évolué d’un groupe résistant au régime franquiste vers une organisation terroriste. Son objectif étant de « créer un État basque indépendant qui comprendrait les six provinces basques de l’Espagne et de la France ainsi que la province espagnole de Navarre ». Le groupe est désigné comme une organisation criminelle par les autorités espagnoles. Il est également placé sur la liste officielle des organisations terroristes du Canada, des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni.
Source : Sécurité publique Canada. (2021, July 6). Entités inscrites actuellement. https://www.securitepublique.gc.ca/cnt/ntnl-scrt/cntr-trrrsm/lstd-ntts/crrnt-lstd-ntts-fr.aspx#22
Qu’est-ce qu’un acte haineux ? Comment nos lecteurs.trices peuvent-ils en reconnaître un ?
Un acte haineux est motivé par la détestation de l’autre pour toutes sortes de raisons : sa couleur de peau, sa religion, ses opinions politiques, son orientation sexuelle, des handicaps particuliers, etc. Finalement, la détestation de l’autre nous conduit à poser un geste, qui peut être une parole ou une agression physique contre autrui, motivé par la question de l’altérité : celui qui est différent de moi, celui que je ne comprends pas, celui dont je peux avoir peur parfois, etc. L’acte haineux en tant que tel relève aussi du droit criminel. Après, on distingue souvent le crime de l’incident haineux. Je pense qu’il y a aussi beaucoup de colère dans la haine : la peur conduit à la colère, et la colère conduit à la haine. Le philosophe Averroès touche du doigt quelque chose de très intéressant : déconstruire la haine. Elle est le produit de quelque chose et c’est important de s’intéresser aux causes de la maladie. Je pense que c’est important de regarder en amont ce qui peut générer la colère et la peur pour essayer de déconstruire la haine et travailler sur des causes qui peuvent être légitimes. La haine n’est pas légitime, mais les causes de la colère peuvent l’être, par exemple : les inégalités sociales, les discriminations, etc. Je préfère qu’on s’intéresse à la haine comme un processus plutôt que comme un fait accompli ou un symptôme.
« Je préfère qu’on s’intéresse à la haine comme un processus plutôt que comme un fait accompli ou un symptôme. »
En 2020, vous avez lancé avec vos collègues de la Chaire UNESCO-PREV, Ghayda Hassan et Vivek Venkatesh, un cours en ligne ouvert et massif (CLOM) : « De la haine à l’espoir : cultiver la compréhension et les capacités de résilience ». Pouvez-vous nous expliquer quels sont les objectifs de ce projet et les stratégies proposées dans ce cours pour lutter contre la haine ?
L’objectif de ce cours est de prévenir et d’être capable d’engager la conversation sur les discours haineux en ligne. Dans le cours, on retrouve plusieurs témoignages d’ex-extrémistes qui expliquent leur cheminement. Ainsi, ils peuvent éviter à des gens de tomber dans les mêmes pièges qu’eux et de comprendre la logique se trouvant derrière l’engagement violent et la radicalisation. Enfin, cela permet de montrer que, dans bien des cas, c’est un cul-de-sac : les causes de l’engagement peuvent sembler légitimes, mais les moyens pour essayer d’atteindre nos objectifs en tant qu’individu radicalisé et le recours à la violence sont hautement contre-productifs. Le cours permet également de travailler sur une forme de résilience de notre société vis-à-vis des discours haineux : comment est-ce qu’on aborde ça collectivement ? La haine est l’affaire de tout le monde, pas seulement des personnes victimes de discours haineux ni des pouvoirs publics.Ce qui est inquiétant, c’est moins le bruit des gens haineux que le silence des gens ordinaires. Il faut trouver comment collectivement on pourrait mobiliser l’ensemble de la société pour contrer les discours haineux. Les gens ne doivent pas s’arrêter d’être indignés par les discours haineux, parce qu’il n’y a rien de pire qu’une société qui banalise ces discours.
Selon plusieurs rapports, notamment ceux de l’Observatoire sur la radicalisation et l’extrémisme violent (OSR), les signalements liés aux crimes et incidents haineux au Québec sont en hausse, surtout en 2020. Comment expliquer cette montée ?
On voit une hausse tendancielle. En fait, les incidents et crimes haineux ont augmenté juste après les attentats de la mosquée de Québec. Cela soulève un paradoxe : d’un côté, l’attentat de la mosquée de Québec a généré de l’empathie et de la compassion chez une grande partie de la population québécoise. De l’autre côté, elle a libéré une parole haineuse souvent associée à l’ultradroite qui s’est sentie plus légitime d’insulter les femmes voilées dans la rue, de mettre une tête de cochon devant une mosquée, de mettre des croix gammées sur une voiture ou dans certains quartiers, etc. C’est toujours difficile de savoir s’il y a plus de crimes haineux ou si les communautés les ont davantage signalés aux forces de l’ordre parce qu’elles étaient préoccupées par le fait que ça pourrait conduire à des attaques. Néanmoins, au cours des dernières années, on a vu se libérer une parole et un ton plus agressif, plus haineux dans l’espace public. Sans dire qu’il y a vraiment une totale banalisation, j’ai l’impression qu’on l’entend davantage et qu’on s’y habitue plus ; ce qui est toujours pour moi un signe d’inquiétude.
Comment la pandémie a-t-elle exacerbé cette situation ?
Je crois que la pandémie a accru cela. La pandémie a été génératrice de beaucoup de peur, d’anxiété et de colère chez une partie importante de la population. Si vous mettez ça en perspective avec le fait que les gens se sont retrouvés à chercher de l’information et des réponses sur Internet, à être beaucoup plus connectés, à être socialement moins en contact avec le reste du monde, vous avez un cocktail détonant qui fait que des groupes et des discours plus extrémistes ont réussi à rejoindre des gens qui habituellement étaient beaucoup moins susceptibles d’y adhérer. De plus, on a vu les groupes extrémistes tenter d’aller chercher davantage de membres et de populariser leurs thèses conspirationnistes sur les réseaux sociaux. Cela s’est également traduit par quelques passages à l’acte, notamment par des menaces de mort contre des élus, les médias et certaines minorités. Les communautés, qu’elles soient juives, musulmanes ou asiatiques, ont vu grimper en flèche le nombre de messages haineux dont elles sont l’objet. La pandémie est un contexte assez propice à la diffusion de la parole haineuse, mais la tendance était déjà en augmentation au Québec et au Canada. Il suffit de regarder certaines campagnes électorales, que ce soit chez nos voisins américains ou dans les pays d’Europe occidentale où des gens, qui tiennent des propos fortement discriminatoires ou jouent sur la mince ligne de ce qui est haineux ou non, arrivent à avoir des résultats électoraux très élevés.
« Les communautés, qu’elles soient juives, musulmanes ou asiatiques, ont vu grimper en flèche le nombre de messages haineux dont elles sont l’objet. »
Selon un rapport de Statistique Canada sur les crimes haineux déclarés par la police, il y aurait un problème de sous-déclaration des crimes haineux. Les victimes de crimes haineux seraient moins susceptibles que les victimes d’autres types d’infractions de signaler leur victimisation à la police. À quoi cela est dû, et pourquoi est-ce nécessaire de signaler un crime ou un incident haineux ?
La sous-déclaration est un phénomène bien connu par les criminologues. Il y a plusieurs raisons qui l’expliquent, mais deux d’entre elles me semblent importantes. La première, c’est qu’on n’est pas tout à fait sûr que ça vaut le coup de déclarer. Prenons l’exemple d’une femme qui va se faire insulter dans la rue parce qu’elle est voilée, elle se pose la question : « est-ce que ça vaut la peine que je rentre dans le processus de déclaration ? ». La deuxième, c’est le fait d’être entendu, écouté, de se dire qu’il va y avoir un dossier qui va être ouvert, un suivi et que, finalement, on va rentrer dans la machine judiciaire sans forcément de garantie de résultat. Le crime haineux, c’est celui pour lequel on dépose des chefs d’accusation et on va enquêter dessus. Il y a aussi toute une catégorie d’incidents qui peuvent éroder la confiance des gens en la société, en leur gouvernement, en leur institution policière. Que ce soit une insulte, un crachat, un graffiti sur la porte de votre maison, il est important non seulement de déclarer un incident haineux, mais aussi que les pouvoirs publics fassent la démarche d’aller entendre les personnes pour montrer qu’ils sont présents et qu’ils comprennent. La déclaration des incidents haineux est tout autant nécessaire pour les chercheur.e.s et les organismes communautaires qui documentent et mettent en place des politiques permettant de prévenir ou contrer la montée des actes haineux.
« La déclaration des incidents haineux est tout autant nécessaire pour les chercheur.e.s et les organismes communautaires qui documentent et mettent en place des politiques permettant de prévenir ou contrer la montée des actes haineux.»
Peut-on dire que les discours haineux et la haine sont normalisés au Canada et au Québec comparé à d’autres pays comme la France et les États-Unis ?
Ce que je m’apprête à dire n’est pas forcément une excellente nouvelle. Je pense qu’on n’éradiquera pas la haine et les discours haineux de nos sociétés. Ce qu’on peut faire, c’est éviter qu’ils ne prennent de l’ampleur et qu’ils ne se normalisent à une échelle où les polarisations sociales deviendraient telles que l’on ne serait plus capables de faire société. Si on revient au cas du Canada, cela fait 20 ans que je vis ici et comme observateur intéressé par l’espace public et les politiques, je pense que les discours haineux et la haine se normalisent. Nous assistons depuis une dizaine d’années à une montée de discours haineux et xénophobes qui s’expliquent par des causes multiples : les 20 ans de guerre contre le terrorisme djihadiste, la crise économique de 2008, la crainte des vagues d’immigration et les réseaux sociaux qui sont, malheureusement, une sorte de chambre d’écho pour ces types de discours. Néanmoins, ce qui me préoccupe, ce sont moins les réseaux sociaux que l’émergence de ces discours dans l’arène politique. Au Canada, il y a toujours eu une prudence vis-à-vis de ce type de discours, même au niveau de la droite canadienne. Alors oui, la notion d’immigration a souvent été instrumentalisée, mais toujours avec prudence. L’autre élément que je regarde, ce sont aussi les médias. Par exemple, quelques radios jouent un peu le jeu de la confrontation qui est sur le même modèle d’affaires que les États-Unis. Là aussi, nous ne sommes pas très loin du discours haineux contre les personnes vivant de l’aide sociale, les personnes en situation de handicap, les femmes, les musulmans, etc. Il y a toutes sortes d’indicateurs qui nous permettent de mesurer cela.
Quel rôle jouent les mécanismes gouvernementaux pour alimenter le mécanisme informel qui contribue à perpétuer la marginalisation des groupes traditionnellement opprimés et subordonnés ?
Je pense que c’est une question complexe, parce que si vous regardez une partie du discours de l’extrême droite : est-ce que ce sont des groupes qui sont nécessairement marginalisés par les pouvoirs publics ? On serait tenté de dire non, car les gens qui participent aujourd’hui aux mouvements anti-mesures sanitaires, complotistes et extrémistes, ont entre 30 et 50 ans. Les statistiques montrent qu’ils sont souvent issus des communautés majoritaires au Québec et au Canada avec un niveau d’éducation parfois un peu inférieur à la moyenne de la population. Il y a plus de facteurs de risque quand vous avez un niveau d’éducation plus bas et peu de revenus, mais on ne peut pas dire que ce soient des gens qui sont nécessairement opprimés par l’État. Je pense que le lien entre le statut social et l’extrémisme violent n’est pas si évident dans les sociétés occidentales. Par exemple, parmi les jeunes qui sont partis pour la Syrie, il y en avait beaucoup qui étaient éduqués, plutôt de classe moyenne et qui étaient promis à un avenir a priori enviable. Il faut faire attention aux liens établis entre la question de la marginalisation, du statut social et du recours à la violence. L’exclusion sociale est un facteur parmi d’autres.
Dans le cadre de la deuxième édition du Magazine 404, nous avons choisi la thématique : « Au-delà de la haine ». Comment pouvons-nous aller au-delà de la haine aux niveaux collectif et individuel ?
Aller au-delà de la haine évoque, pour moi, notre capacité collective à enrayer la haine.Il faut penser la haine comme un processus et travailler sur les conditions qui conduisent à la montée des discours haineux. De plus, il faut combattre les idées par d’autres idées. Il faut être capable, dans une certaine mesure, de travailler sur ce qui fait que des gens en viennent à adopter des discours haineux. Je pense que cela passe par davantage de dialogue social, c’est-à-dire le fait de permettre aux gens d’exprimer leurs idées par des canaux plus intéressants que seulement les réseaux sociaux, qui sont des expressions brutes de parole que l’on ne tiendrait pas souvent au sein de l’espace public. Et pour engager cette conversation sociale, il faut surtout penser à renforcer une forme d’esprit critique rationnel, c’est cela qui nous manque un peu collectivement. On s’aperçoit que les périodes de crise sont vraiment propices à la montée de ce type de discours. On l’a vu avec la crise économique de 2008 et on le voit à l’heure actuelle avec la pandémie. Pour moi, l’horizon indépassable, c’est probablement celui-là. Comment bâtir une société résiliente et solidaire ? « Comment aller au-delà de la haine ? » est une bonne question, mais je pense que la véritable question est : « comment on attaque la haine à la racine ? ». Je pense que chacun a un rôle à jouer. Ensemble, nous sommes capables de faire quelque chose. Si la haine est un tsunami, une tempête, on peut construire une digue pour contenir les eaux. On doit faire en sorte que le discours haineux reste persona non grata dans notre société et, à mon avis, il n’y a rien de pire que la désensibilisation au discours haineux.
« Aller au-delà de la haine évoque, pour moi, notre capacité collective à enrayer la haine. »