Promouvoir une approche multisectorielle de la haine
Entrevue avec Dre Barbara Perry
Par Khaoula El Khalil | 28 juillet 2021
Des experts au Québec et ailleurs affirment que la violence et la haine sont à la hausse. À la lumière de cela, il était essentiel pour l’équipe du Magazine 404 de comprendre la haine afin de mieux la prévenir. Qu’est-ce que la haine ? Quels sont les signes de haine et comment les détecter ? Le discours de haine est-il normalisé dans notre société ? Comment lutter contre le discours de haine ? Qui de mieux pour répondre à ces questions que le Dre Barbara Perry, une figure de premier plan dans la communauté de recherche. Présentement, directrice du Centre sur la haine, les préjugés et l’extrémisme (Centre on Hate, Bias and Extremism) et professeure à la Faculté des sciences sociales à l’Institut de technologie de l’Université de l’Ontario (University of Ontario Institute of Technology), Dre Perry possède une expertise de renommée mondiale liée aux crimes haineux et à l’extrémisme de droite. Nous avons eu le privilège de l’interviewer et d’entendre ses réflexions sur les façons d’aller au-delà de la haine.
« La haine est ancrée dans de nombreux aspects de notre culture. Il faudra cette même réponse multidimensionnelle et multisectorielle pour la décortiquer aux niveaux politique, social et culturel.»
Au cours des dernières années, vos travaux universitaires se sont concentrés sur les crimes haineux et l’extrémisme de droite. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ces sujets ?
Cela fait presque 30 ans que j’œuvre dans ce domaine. J’ai débuté à l’époque où j’étais enseignante à l’Université du sud du Maine (University of Southern Maine). Une initiative en faveur des droits des personnes homosexuelles figurait sur le bulletin de vote du Maine pour les élections d’automne, et elle portait sur l’extension des avantages aux partenaires de même sexe. À cette période, il y a eu une augmentation incroyable d’organisations contre les personnes homosexuelles qui se mobilisaient dans l’État et le nombre de crimes haineux perpétrés contre la communauté LGBTQ. C’est ce qui a suscité mon intérêt.
Dans votre article « A Crime by Any Other Name: The Semantics of ‘Hate’ » publié en 2003, vous avez expliqué l’importance de transcender le terme « crime haineux », qui est devenu très populaire et souvent associé à des interprétations erronées. Vous expliquez également l’importance d’orienter le dialogue vers un langage plus direct et honnête. Alors, comment définissez-vous la haine et qu’entendez-vous par aller au-delà de la haine ?
Je pense que nous sommes tellement aux prises avec ce terme «crime haineux ». Il nous est difficile de nous en éloigner. Il est facilement perçu comme une simple émotion, mais il est également mal utilisé et délibérément mal interprété. Ce que nous considérons comme un crime concerne l’exercice du pouvoir, du contrôle et ses tentatives de maintenir une hiérarchie autour de celui-ci. Que ce soit par misogynie ou par homophobie, transphobie ou d’autres formes de préjugés systémiques, ce ne sont pas seulement des sentiments individuels. Ce sont des formes systémiques et biaisées de discrimination qui imprègnent notre société. Néanmoins, il y a beaucoup de travail à faire en termes de ce qui est plus approprié. Il y a tellement d’autres appellations plus directes. Il faut utiliser les bons termes : violence antimusulmane ou violence homophobe. Si nous voulons trouver un terme générique, je pense que c’est un peu plus difficile, comme dans le cas de la violence ethnique qui a été utilisée dans le passé. J’aime la notion de violence ciblée, car elle suggère que l’on se concentre explicitement sur une communauté particulière.
« Pour moi, le discours haineux n’est pas seulement un discours offensant, blessant les sentiments de quelqu’un ou le faisant se sentir mal. C’est un discours dangereux qui déshumanise les communautés cibles et promeut activement la haine, la violence et la diffamation de communautés particulières. »
Quels sont les indicateurs de haine au Canada et comment pouvons-nous les détecter ?
Dans l’ensemble, tous les crimes ont diminué de 10 %, les crimes haineux ont augmenté de 37 %, le niveau le plus élevé depuis que nous avons commencé à signaler les crimes haineux en 2009. Il s’agit d’une croissance dévastatrice et spectaculaire des crimes haineux dans le contexte canadien. Si 25 % des crimes haineux sont signalés, la haine en ligne représente seulement 10 % des cas signalés à la police. Elle est largement diffusée dans les communautés et est profondément ancrée sur les plateformes en ligne. Pendant la pandémie, nous avons constaté une légère diminution de l’activité hors ligne d’extrémisme droite en termes de rassemblements, mais une augmentation spectaculaire de leur activité en ligne. Et même dans le contexte des manifestations Black Lives Matter, nous avons vu une activité d’extrême droite qui tentait de perturber les rassemblements de Black Lives Matter et de coopter ce mouvement. De plus, dans notre première étude sur l’extrémisme de droite au Canada (2015), nous avons identifié plus d’une centaine de groupes actifs, et au cours des deux dernières années, plus de 300 groupes actifs dans le contexte canadien. Ce sont probablement les principaux indicateurs scientifiques : les crimes haineux, la haine en ligne et la montée de l’extrémisme de droite.
« Tous les crimes ont diminué de 10 %, les crimes de haine ont augmenté de 37 %, le niveau le plus élevé depuis que nous avons commencé à signaler les crimes de haine en 2009. »
Et selon vous, quels groupes sont les plus dangereux sur le terrain ?
Nous devons regarder les accélérationnistes. Ils sont encore en petit nombre au Canada, mais ils sont l’un des plus agressifs, voire les plus agressifs du mouvement. Leur intention est d’accélérer une guerre civile. Certains prônent ce qui est connu comme étant RAHOWA, un acronyme de Racial Holy War (guerre sainte et raciale). Ils sont agressifs dans leurs récits et plus susceptibles de promouvoir, mais aussi de s’adonner à la violence. Je les trouve très dangereux. Je pense aussi que ce qu’on pourrait appeler le mouvement des milices ou le mouvement des patriotes est très dangereux pour les raisons suivantes : il semble s’appuyer sur d’anciens militaires, des militaires actifs et des membres des forces de l’ordre; ses adhérents ont reçu un entraînement et des tactiques paramilitaires; ceux-ci sont souvent lourdement armés. Ajoutez à cela, les trois pour cent qui sont ancrés dans leur idéologie.
SAVIEZ-VOUS QUE…
L’accélérationnisme est « un terme que les suprémacistes blancs ont attribué à leur désir d’accélérer l’effondrement de la société telle que nous la connaissons. Le terme est largement utilisé par ceux qui sont en marge du mouvement, qui l’emploient ouvertement et avec enthousiasme sur les plateformes grand public, ainsi que dans l’ombre des forums de discussion privés et cryptés. Nous avons également vu récemment des
exemples tragiques de sa manifestation dans le monde réel […] Les accélérationnistes pensent que déclencher une série de réactions, même si elles entraînent des changements qui menacent directement la race blanche, peut être un outil utile pour motiver les suprémacistes blancs les plus réticents. »
Source: The Anti-Defamation League. (16 avril 2019). White Supremacists Embrace « Accelerationism ». ADL Fighting Hate for Good. https://www.adl.org/blog/white-supremacists-embrace-accelerationism
RAHOWA est « une abréviation de l’expression “Racial Holy War”. RAHOWA fait référence à un projet de conflit armé opposant les Blancs à leurs prétendus ennemis raciaux qui conduira éventuellement à la victoire finale de la race blanche et à la domination mondiale. L’expression a été popularisée par le suprémaciste blanc américain Ben Klassen, fondateur de la World Church of the Creator (une religion centrée sur les idées nationalistes blanches). Il est désormais utilisé par divers individus et groupes suprémacistes ou néonazis, souvent sous la forme d’un appel à la violence raciale ou pour prendre les armes pour la défense de la race blanche. Plus récemment, les mots de code boogaloo et big igloo ont été utilisés en ligne par des individus associés à l’extrême droite en référence à cette guerre raciale. »
Source: Petit guide illustré de la haine au Québec. (s.d.). Expressions. https://guidehaine.org/fr/signs-and-symbol/poste-kl1b1m94-hub
Le mouvement des milices (Militia Movement) aux États-Unis est un « mouvement d’extrême droite avec une idéologie antigouvernementale et un fort accent sur les activités paramilitaires. Il a émergé en 1993-1994, se livrant rapidement à des activités criminelles — souvent centrées sur des armes et des explosifs illégaux — et à des actes de violence, y compris certains meurtres et de nombreux complots terroristes. Après un effondrement important au début des années 2000, le mouvement des milices a connu une deuxième poussée de croissance majeure à partir de 2008 qui a entraîné une activité continue depuis lors, y compris plus de crime et de violence. »
Source: The Anti-Defamation League. (2020). The Militia Movement. ADL Fighting Hate for Good. https://www.adl.org/resources/backgrounders/the-militia-movement-2020
Les trois pour cent (également connus sous le nom de 3 %, III % et Threepers) sont des « extrémistes antigouvernementaux qui font partie du mouvement des milices. Ils comparent leur hostilité au gouvernement fédéral à l’opposition des patriotes américains aux Britanniques pendant la Révolution américaine. Le terme lui-même fait référence à une fausse croyance selon laquelle le nombre d’Américains qui se sont battus contre les Britanniques pendant la guerre d’indépendance ne s’élevait qu’à trois pour cent de la population à l’époque. Les trois pour cent croient qu’un groupe dévoué de patriotes modernes pourrait débarrasser les États-Unis de la prétendue tyrannie d’aujourd’hui, tout comme une petite avant-garde révolutionnaire renversait la domination britannique tyrannique en Amérique. »
Source: The Anti-Defamation League. (s.d.). Three Percenters. ADL Fighting Hate for Good. https://www.adl.org/resources/backgrounders/three-percenters
Nous pensons que la haine augmente au Canada, et nous ne pouvons pas dire qu’il s’agit uniquement du discours de l’extrême droite. Quel rôle les mécanismes gouvernementaux jouent-ils pour alimenter le mécanisme informel qui contribue à perpétuer la marginalisation des groupes traditionnellement opprimés et subordonnés ?
Nous ne pouvons ignorer le rôle que le gouvernement a joué historiquement et continue de jouer aujourd’hui. C’est pourquoi, il ne suffit pas de parler de la définition de la haine au niveau individuel, puisque la haine est systémique. Ainsi, ces hiérarchies et mécanismes gouvernementaux ont été construits et soigneusement maintenus par l’État, à travers la législation et la politique. Et nous n’avons pas besoin de chercher loin puisque notre province a adopté le projet de loi 21 qui a un impact important sur les musulmans et sur l’islamophobie. Le projet de loi informe et renforce les discours de l’extrême droite. Ces modèles et pratiques ont été appliqués, non seulement aux communautés autochtones, mais à toutes les communautés racialisées. Ajoutez à cela la dynamique de genre et l’exclusion des femmes des postes de pouvoir à tous les niveaux du gouvernement et de la société civile. Alors que l’administration Trudeau est beaucoup plus équitable en termes de composition du cabinet, le nombre de femmes élues reste considérablement faible. Cela est dû à la peur et à la rhétorique ignoble qui sont dirigées contre les femmes. De nombreuses femmes fuient la politique par peur non seulement de la haine en ligne, mais aussi du fait que celle-ci pourrait mener à la violence hors ligne.
Pensez-vous que le discours haineux et la haine en général sont normalisés au Canada ?
Absolument, et surtout en contexte pandémique. L’administration Trump a eu un impact réel tant sur la normalisation que sur l’expansion des discours et des crimes haineux. Et c’est sans compter, la diffamation des communautés racialisées, des communautés LGBTQ+ et de la communauté musulmane. Nous en voyons déjà les prémices dans le contexte canadien et au Québec. C’est le cas au niveau fédéral, sous la dernière administration Harper quand on a commencé à entendre parler de pratiques culturelles barbares dans les valeurs canadiennes, qui étaient des formes de discours très excluantes et très dangereuses. Je pense que Trump a vraiment exacerbé cela. Les sondages d’opinion ont révélé que les citoyen.ne.s reconnaissent cette normalisation des discours haineux: environ 40% des répondant.e.s disent se sentir plus libres d’exprimer leurs perceptions négatives à l’égard de certaines communautés. Ils se sentent libres d’exprimer leurs sentiments.
La prévention des crimes haineux nécessite une réponse multidimensionnelle à un problème multisectoriel. Qu’est-ce qui est mis en œuvre (dispositifs, programmes de prévention, sensibilisation, etc.) ? Dans quelle mesure faut-il transiger sur les principes démocratiques pour lutter contre la haine et le terrorisme ?
C’est souvent l’une des choses qui a bloqué le travail dans ce domaine: les accusations qui tentent de restreindre le discours de haine ou toute autre manifestation de haine tentant de restreindre la liberté d’expression. Nos tribunaux ont défini, de manière très explicite, ce qui constitue un discours haineux et une expression haineuse. Pour moi, le discours haineux n’est pas seulement un discours offensant qui blesse les sentiments quelqu’un. C’est un discours dangereux qui déshumanise les communautés ciblées et promeut activement la haine, la violence et la diffamation de communautés particulières. Il existe une définition très claire du discours haineux et ce sont souvent ces mêmes sentiments qui soustendent les crimes haineux. Alors, comment avons-nous tenté d’y répondre? Nous devons continuer de promouvoir une approche multisectorielle pour contrer la haine. Par exemple, le sommet sur l’islamophobie et le sommet sur l’antisémitisme ont fait un très bon travail. Dans la présentation du Conseil national des musulmans canadiens, 61 des recommandations formulées visaient les niveaux fédéral, provincial et municipal. C’était une décision intelligente de reconnaître que les trois paliers de gouvernement ont un rôle à jouer dans la réglementation des discours et des crimes haineux, ainsi que d’autres manifestations de l’extrémisme de droite et de la suprématie blanche. Ensuite, si nous examinons les recommandations plus générales qui ont été faites, nous avons constaté que chaque secteur de la société a un rôle à jouer, incluant évidemment l’éducation. Et par là, je ne fais pas seulement référence à l’éducation formelle, primaire et secondaire. Les initiatives éducatives dans les écoles ne feront rien pour contrer les idéologies haineuses. Nous devons penser de manière plus créative et travailler avec le mouvement syndical. Nous pourrions réfléchir au cas de la violence envers les communautés asiatiques et aux nouvelles coalitions et organisations qui ont émergé pour riposter et pour documenter l’étendue du problème ainsi que les voix des personnes touchées. Soutenons les initiatives de lutte contre la haine qui se développent au niveau national et qui souvent remettent en cause les dynamiques à l’échelle locale. Par exemple, mes étudiant.e.s diplômé.e.s et de premier cycle ont développé des initiatives contre la haine sur Internet.
« Nous devons continuer à promouvoir une approche multisectorielle pour contrer la haine. »
Comment contrer individuellement la haine ?
Au niveau individuel, il existe de nombreuses actions que nous pouvons prendre pour contrer la haine. Je viens de terminer de travailler avec le Conseil canadien des femmes musulmanes sur des ateliers de formation portant spécifiquement sur la lutte contre la cyberhaine.
Dans votre livre « Right-Wing Extremism in Canada » , vous avez développé un cadre théorique pour comprendre comment des modèles sociaux, culturels et politiques plus larges autorisent la haine au Canada. Pourriez-vous nous parler de ce cadre théorique et pourquoi vous pensez qu’il pourrait être le meilleur pour aborder le problème ?
Mon premier livre « In the Name of Hate: Understanding Hate Crimes », j’ai développé un compte rendu théorique des crimes haineux autour de la notion de différence. J’ai expliqué la manière dont les structures historiques se construisent autour des identités, maintenant l’inégalité par le biais d’un ensemble de mécanismes, la violence étant l’un d’entre eux. Il y a cette permission culturelle de haïr qui est ancrée. Les stéréotypes véhiculés par les médias, les discours politiques et la politique en général renforcent cette permission de haïr. Nous mettons les individus dans des cases et ces structures politiques, économiques et religieuses jouent un rôle dans le maintien de la position défavorisée et vulnérable des communautés ciblées.
Le thème de notre deuxième numéro est « Au-delà de la haine ». Comment pouvons-nous aller au-delà de la haine ?
Je suppose que la seule chose sur laquelle je me concentrerais lorsque nous parlons d’aller au-delà de la haine, c’est l’importance de ne pas simplement supposer qu’il existe une solution magique, car la haine est ancrée dans de nombreux aspects de notre culture. Il faudra cette même réponse multidimensionnelle et multisectorielle pour la décortiquer aux niveaux politique, social et culturel. Chaque institution est en quelque sorte complice du problème et doit être explicitement engagée dans la résolution.