La participation politique sous toutes ses formes
Entrevue avec Laurence Bherer
Par Camille Buffet
Comment se donner la parole dans l’espace public ? Comment faire en sorte que notre voix ait un impact à l’échelle de notre communauté, de notre quartier ? C’est en se penchant sur ces questions que l’équipe du Mag 404 est allée à la rencontre de Laurence Bherer, professeure en science politique à l’Université de Montréal. Intéressée par les pratiques démocratiques, l’engagement citoyen est au cœur de ses recherches. Son dernier projet intitulé « Les pratiques informelles de participation » apporte un éclairage nouveau sur la notion de participation politique. Ici, les citoyens et les citoyennes engagé·e·s, mais peu visibles dans la sphère publique, sont mis·e·s de l’avant.
« Je trouve qu’il y a toujours beaucoup d’espoir dans l’engagement citoyen, de regarder les gens qui se mobilisent, les luttes qu’ils mettent en place. »
Dans vos recherches, vous vous intéressez aux pratiques démocratiques, notamment la démocratie participative et la démocratie locale. Comment avez-vous développé un intérêt pour ces enjeux ? Pouvez-vous expliquer ce qui caractérise et distingue les deux ?
Je vais peut-être commencer par cette dernière question. La démocratie participative, ce sont tous les dispositifs participatifs qui peuvent être mis en place soit par des autorités publiques, soit par des groupes communautaires pour engager les citoyen·ne·s. C’est souvent localisé, mais c’est quand même plus large que la démocratie locale puisqu’on en trouve dans tous les échelons, dans tous types d’organisations, les syndicats, les établissements de santé, etc.
« La démocratie participative, ce sont tous les dispositifs participatifs qui peuvent être mis en place soit par des autorités publiques, soit par des groupes communautaires pour engager les citoyen·ne·s»
La démocratie locale est large également, car cela touche aussi les institutions représentatives. Dans le local, souvent, ce n’est pas juste le municipal, il peut y avoir d’autres types de gouvernements locaux. Par exemple, ici, il y a 2 ans, les commissions scolaires étaient encore considérées comme une forme de gouvernement local, puisqu’il y avait une élection. Maintenant, c’est plutôt une administration de l’État, mais localisée et décentralisée. Cela fait partie de toute la gouvernance locale qu’on doit prendre en compte, tout comme les municipalités, les institutions de santé, les institutions d’éducation, les organismes communautaires, même les instances du gouvernement fédéral ou provincial qui sont localisées, comme l’aéroport de Montréal si on est à Montréal. Tout cela fait partie de la gouvernance locale. Donc, la démocratie participative et locale se recoupent, mais ce n’est pas tout à fait la même chose.
Je suis venue à m’intéresser à ces sujets petit à petit. Quand j’étais étudiante, j’ai eu un emploi dans une municipalité puis je me suis retrouvée à devoir faire le classement du maire. J’ai vu tous les dossiers auxquels il touchait et de fil en aiguille, j’ai travaillé à l’université sur des projets de recherche sur la décentralisation, et ce qui m’a toujours fasciné, c’était toujours l’engagement citoyen. Je trouve qu’il y a toujours beaucoup d’espoir dans l’engagement citoyen, de regarder les gens qui se mobilisent, les luttes qu’ils mettent en place.
En science politique, on retrouve souvent la démocratie locale présentée comme un espace de proximité favorable à l’effacement des frontières entre gouvernants et gouvernés. Quelle est la force du palier local, contrairement aux autres formes de gouvernance ?
Sur la proximité, je ne dirais pas que c’est une force du palier local, je dirais plutôt que c’est une caractéristique. Souvent, on a pu dire que puisque c’est proche de nous, le palier municipal ou tout ce qui est local, c’est un peu comme une école de la démocratie. Ça nous apprend à devenir citoyen·ne, parce que c’est proche, c’est facile d’accès.
La proximité est une des caractéristiques fortes, mais ce n’est pas nécessairement une force. Une caractéristique, c’est ce qui fait sa spécificité de la démocratie locale, c’est cette proximité qu’on a avec les autres concitoyens, avec nos élu·e·s, avec nos institutions. Ils sont facilement accessibles, mais ce n’est pas nécessairement toujours facilement prenable ou facile de les comprendre, comprendre leurs compétences.
Il y a des possibilités de rencontres qui sont beaucoup plus grandes et qui peuvent mener à des collaborations, mais qui peuvent aussi mener à plus de conflits. C’est plutôt regarder ce que cette proximité fait à la politisation. Et comment cette dernière crée-t-elle de l’engagement ?
« Selon les lieux où on est, selon les cultures, les sociétés ou l’époque, ce qui peut se politiser ne sera pas toujours la même chose.»
Récemment, vous avez dirigé le projet de recherche « Les pratiques informelles de participation : une voie alternative vers la participation politique ». Pouvez-vous nous définir ce qu’est la participation informelle ? Cette forme d’engagement peut-elle être qualifiée de politique ?
La participation informelle, c’est le terme qu’on a trouvé dans notre équipe pour parler de ces formes d’engagement qui se passent loin des institutions et des groupes militants. Ça veut dire que c’est souvent des formes d’engagement qui sont très individuelles ou qui se font avec des petits collectifs, mais dans l’informel, dans le sens où la coordination n’est pas forte. Sous ce chapeau de la participation informelle, il y a vraiment beaucoup de choses qui peuvent se mettre.
« La participation informelle, c’est le terme qu’on a trouvé dans notre équipe pour parler de ces formes d’engagement qui se passent loin des institutions et des groupes militants.»
Il y a tout ce qui est lié aux changements de modes de vie puis aux modes de consommation (être végan, par exemple) ou tout ce qu’il y a dans nos choix de comportements quotidiens où on fait des changements, prendre le vélo, ce genre de choses. Ça peut être vu comme une forme d’engagement parce que ça demande quand même beaucoup de changements dans nos vies quotidiennes. Si je deviens végan, c’est changer tout mon mode de consommation, faire de nouvelles recherches, il y a quelque chose de fort ici.
Cela ne veut pas dire que manger ou faire du vélo est nécessairement une action politique. La politisation ne se fait pas nécessairement, elle va être liée au gré des rencontres, au gré des actions que la personne va entreprendre. Les actions qu’on y retrouve ne sont pas des actions qui par nature sont politiques, comme voter, par exemple. Mais c’est plus des actions qui ont un potentiel d’être politiques.
La participation informelle se distingue d’une participation politique plus conventionnelle. Quels sont les liens possibles entre ces deux formes de participation ? Comment peuvent-elles se faire écho ?
Effectivement, on pourrait penser que dans ce processus d’expérimentation, il y a des gens qui (pour reprendre l’exemple du vélo) finiraient par aller s’impliquer dans une organisation militante de vélo, féministe ou vélo fantôme. Là, on est vraiment dans une participation plus conventionnelle, au sens de plus organisée, donc il y a comme un pont qui peut se construire ici.
Il y en a aussi qui disent que des citoyens et citoyennes se retrouvent dans ces formes de participation plus informelles un peu par désenchantement. Ils ou elles ont été dans des formes plus conventionnelles, en ont fait le tour, ou sont rendu∙e∙s critiques. La participation informelle serait alors une façon d’être toujours engagé, avec moins d’organisation si on veut, et moins d’intensité.
Dans votre ouvrage « L’engagement pousse là où on le sème », vous dites que « les individus semblent désinvestir les institutions traditionnelles de la représentation politique ». Comment expliquez-vous cette baisse de la participation citoyenne dans les institutions ? Selon vous, cela signifie-t-il que les citoyens deviennent moins politisés, se désengagent du politique ?
Il y a une forme d’individualisation de la participation où on n’est pas nécessairement prêts à s’engager dans un grand groupe organisé puis de s’identifier, j’exagère un peu, mais « à la vie à la mort » à ce groupe. Quand on s’engage dans un parti politique ou un groupe militant où il peut y avoir plusieurs désaccords, il faut faire des compromis, puis des fois, ça peut devenir très conflictuel, il se peut qu’on se retire puis qu’on aille ailleurs.
« Il y a une forme d’individualisation de la participation où on n’est pas nécessairement prêts à s’engager dans un grand groupe organisé puis de s’identifier, j’exagère un peu, mais « à la vie à la mort » à ce groupe. »
Mais le désinvestissement dans les organisations représentatives traditionnelles fait beaucoup dire aux gens qu’il y a de l’apathie politique, que les gens sont désengagés. Est-ce que certains préfèrent plutôt maintenant pratiquer la participation informelle ? On peut en faire l’hypothèse, mais cela reste dur à quantifier. Les études sur la participation informelle demeurent qualitatives, car il s’agit d’une forme de participation moins vocable et donc moins visible. Il faut donc investir du temps pour trouver ces personnes et comprendre leurs parcours, mais on n’est pas capable de le quantifier en tant que tel.
Dans ce même ouvrage, vous vous attardez principalement sur l’agriculture urbaine comme catalyseur d’une participation politique informelle. Pour l’ensemble des résidents de Montréal, quels sont les facteurs qui favorisent l’accessibilité aux formes de participation informelle que vous étudiez ?
Il y a des arrondissements qui sont plus tolérants que d’autres aux expérimentations en termes de verdissement dans l’espace public. Quand c’est dans l’espace public, certains vont dire « l’agriculture urbaine, c’est juste de la gentrification de plus », et finalement, on parle d’une activité de gens assez privilégiés pouvant amener de l’exclusion. Mais on a vu des gens qui faisaient du verdissement dans l’espace public pour s’approprier leur quartier justement parce qu’ils ou elles sentaient la gentrification puis voulaient dire « eh, nous on appartient au quartier, on fait des choses dans le quartier ». La gentrification est tellement systémique, ce n’est pas si évident, mais c’est sûr que tout projet qui embellit un quartier peut avoir des effets d’exclusion.
L’idée, c’est qu’il y a beaucoup de liberté là-dedans puis ça, c’est une des caractéristiques fortes des gens qu’on a rencontrés. Ce que ces personnes apprécient, c’est la liberté, c’est de se dire « si ça ne nous va pas, on a juste à aller créer une autre chose » ; c’est cette potentialité-là qui crée de l’inclusion, si on veut, même si c’est limité.
En référence au thème de notre 3e édition qui est « se donner la parole », auriez-vous des recommandations pour nos lecteurs qui souhaitent faire entendre leur voix dans l’espace public aujourd’hui ?
Je dirais premièrement de s’intéresser à toutes les mobilisations locales autour de chez vous. Souvent, c’est celles-là qu’on ne voit pas dans les journaux, on n’en entend pas parler et ça peut donner l’impression que tout le monde est apathique. On a donné beaucoup d’exemples à Montréal, mais c’est sur tout le territoire du Québec. Il faut regarder ce qu’il se passe localement puis regarder même d’un point de vue historique, qu’est-ce qu’il s’est fait dans votre région. Malheureusement, souvent, quand on regarde le politique, on a juste tendance à regarder la vie des partis, qui est le chef, est-ce qu’il va rester en poste, etc. C’est très important tout ça, mais je trouve que souvent, dans les médias, on met trop l’accent là-dessus. C’est clair qu’il y a une influence forte, le gouvernement, c’est lui qui décide, mais du coup on oublie quand même tous les gens qui se mobilisent dans les mouvements sociaux ou qui essayent d’amener des changements à l’échelle de leur localité puis, moi, je suis vraiment pour qu’on les rende plus visibles.
Évidemment les médias sociaux nous aident davantage à le faire ou à les trouver, mais il y a aussi plein d’initiatives de médias hyper locaux. Je pense que c’est une bonne manière de faire pour changer sa vision de la politique. Je dirais aussi de ne pas sentir qu’il faut se positionner, savoir bien parler ou avoir une stratégie forte. Peut-être juste regarder autour de soi, voir qu’est-ce qu’il se passe puis d’aller parler aux gens. C’est accessible à tous quand on y pense de ce point de vue, je pense.